vendredi 10 février 2017

Who cooked Adam Smith's dinner ? Qui cuisinait le dîner d'Adam Smith ?

Ce livre d'économie écrit par Katrine Marçal, journaliste suédoise, que j'ai lu en anglais car il n'est pas traduit, m'a été suggéré par un de mes abonnés canadiens dans une conversation Twitter sur l'économie et les femmes. Je l'en remercie. En plus d'être un pamphlet contre l'économie au masculin, c'est un bon manuel rappelant l'HIStoire économique, ses principes et ses auteurs.

Actualisation mai 2019 : désormais disponible en français aux Editions les Arènes sous le titre Le dîner d'Adam Smith.


La main invisible du marché

A la serpe, la théorie économique d'Adam Smith, père de l'économie, est la suivante : les agents économiques (vous, moi, votre boucher..) sont des entités mues par leurs propres intérêts et égoïsmes. Votre boucher ne vous vend pas sa viande (c'est le malheureux exemple utilisé) par altruisme et goût pour son prochain, mais par self-interest, il en fait son profit, ce qui lui permet de vivre. La sphère économique est une constellation d'agents atomisés, dominés par leur égoïsme, qui tous mis ensemble forment un ensemble cohérent qui se régule lui-même en convergeant vers l'intérêt de tous, cela s'appelle "la main invisible du marché". Une somme d'intérêts individuels parfaitement divergents aboutit à une cohérence générale qui profite à tous. L'agent économique de base, toujours selon Adam Smith, serait parfaitement rationnel, il n'a pas d'affect, pas d'histoire, pas de liens, il serait mû, dans un vide affectif et émotionnel, par la gagne et la satisfaction de ses besoins immédiats.

Les économistes tous mâles qui succéderont à Adam Smith, entérineront cette théorie (on devrait écrire croyance, car la "main invisible du marché" rappelle furieusement Dieu) en l'enrichissant de leurs propres remarques et commentaires : Bernard de Mandeville, Jean-Baptiste Say, Friedrich Hayek, Gary Becker, Karl Marx, même Keynes, puis Milton Friedman et l'Ecole de Chicago, aucun ne remettra en cause le dogme. Tous qui ont pourtant des épouses (sauf Keynes qui était homosexuel, mais il avait une mère) sont frappés de cécité sur les contributions des femmes à l'économie et à leur confort : affection, soins, élevage, éducation, sollicitude, bien-être. Les femmes et leur travail* sont et demeurent les invisibles de la sphère économique. Il y a bien Marilyn Waring, seule femme économiste citée, qui publiera dans les années 80 un travail sur les dépenses publiques alors qu'elle est députée à la Chambre de Nouvelle-Zélande, thèse où elle démontre que les femmes ne comptent pas. Seul comptent dans les PIB (Produits Intérieurs Bruts) les emplois masculins marchands, destructeurs et pillant sans contrepartie les ressources naturelles, préparant la guerre (industries de l'armement), faisant la guerre, puis réparant les dommages de guerre. La destruction crée de la croissance et du profit. Dans le brouhaha général et la pensée (masculine) unique, son œuvre est toujours ignorée et passée sous silence par les pontifes et prélats de l'économie qui, rappelons-le tout de même, n'est pas une science exacte.

Pourtant on sait, comme de nombreuses études universitaires de psychologues l'ont démontré au siècle dernier, que ce n'est pas l'égoïsme qui meut notre espèce -comme chez tous les mammifères et pas mal d'autres animaux : c'est l'altruisme et la coopération. Pas de chance on est tombés sur des économistes autistes et égotiques. Mais il y a pire.

"Les hommes jouent, et le jeu suprême, c'est la guerre" - Pierre Bourdieu

Théorie des jeux et comportements économiques - John Von Neumann

" Entre deux joueurs rationnels, il n'y a rien de mieux pour chacun que de choisir une stratégie optimale et de s'y tenir " selon la Théorie des jeux à somme nulle du mathématicien John Von Neumann, utilisée pour modéliser les comportements économiques. C'est ici qu'il faut souligner que John Von Neumann a participé au Manhattan Project qui a mis au point la bombe A et l'a expérimentée in vivo en 1945 : Little Boy** le 6 août 1945 sur Hiroshima, puis Fat Man** trois jours plus tard sur Nagazaki, le 9 août 1945. La théorie des jeux de Von Neumann fut utilisée pour tirer au sort les villes japonaises où il était le plus "stratégique" de frapper, Tokyo étant le premier choix des militaires US. " Kurt ( Gödel) m'avait expliqué qu'ils y démontraient qu'une description des phénomènes sociaux ou économiques peut être donnée par des jeux de stratégie appropriés comme le Kriegspiel. A son grand regret, toute cette matière grise était consacrée une fois encore, à un sujet militaire " In La déesse des petites victoires - Yannick Grannec -Anne Carrière Édition, contant sous forme de roman la vie de la femme de Kurt Gödel, logicien, pur génie des mathématiques, neurasthénique, paranoïaque et anorexique, il ne mangeait que quand sa femme avait goûté tous ses plats et ça se corsait quand il prétendait qu'elle aussi voulait l'empoisonner ; à sa mort en 1978, il pesait 30 kg ! Madame Gödel, totalement effacée de l'histoire, était pourtant la seule à rattacher à la vie terrestre ce pur esprit perdu dans ses conjectures mathématiques et théorèmes d'incomplétude. Je digresse à peine, le roman est l'histoire d'une femme effacée, sur fond de grande HIStoire.

" John Von Neumann meurt en 1957. En plus de son implication dans Hiroshima, il nous a légué les développements de l'informatique moderne, avec aussi la suggestion moins fructueuse de peindre les calottes polaires en noir pour que l'Islande ait le même climat que Hawaï. (!) Sa théorie des jeux devint le fondement de la finance moderne. Docteur Folamour s'en alla travailler à Wall Street ".

Conséquences pour les femmes - Leur travail : une inépuisable ressource naturelle

" Women's work is a natural resource that we don't think we need to account for. Because we assume it will always be there. It's considered an invisible, indelible infrastructure."
" Without importance for the whole, and actually it wasn't an economy at all but an inexhaustible natural resource ".

Les conséquences concrètes de cet effacement des femmes comme agents économiques et de leur exclusion des moyens de production -sauf quand elles font supplétives du travail masculin dans le secteur marchand, généralement à moins 20 % de salaire à responsabilités égales, différentiel basé sur la croyance issue du XIXème siècle qu'elles n'ont pas la force physique donc pas la même productivité que les hommes, c'est la pauvreté plus ou moins grave où elle végètent. Rôdant dans les parages des banquets des mecs, après avoir fait les courses, la cuisine et la vaisselle, elles doivent se contenter des miettes qui tombent de la table. A la retraite, par exemple : le montant de leurs pensions trahissent l'effacement de leurs contributions (soins aux plus faibles et dépendants, -vieux et enfants-, reproduction, affection, entretien...) à l'économie. Évidemment, tout cela sert un propos : fournir en désespérées un pool de prostituées rendant des services sexuels payants aux mâles à "pulsions et besoins irrépressibles" selon eux. D'ailleurs le développement radical de la théorie d'Adam Smith aboutit à l'économie informelle : mon outil de travail c'est moi et mon corps, j'en suis l'auto-entrepreneure, et en gérant bien mon "capital humain", je dois pouvoir m'en sortir. Nous serions tous égaux devant le dieu Marché et There is no alternative.

Finance casino - Les autres conséquences économiques sont les bulles spéculatives (tant que je gagne je joue ! pense le parasite de casino), les cracks boursiers et les milliards de dollars qui s'évanouissent dans la stratosphère supposément, suivis de quelques suicides de banquiers et traders mâles (franchement, tant mieux,des parasites en moins) et d'encore moins de mises en examen et de procès, comme en 2008 -crise du crédit- et en 2010 -crise des liquidités financières. En moyenne, une bulle spéculative crève tous les 2 ou 3 ans. Prochaines à venir : une anecdotique, les footeux, ces autres parasites poussifs dopés aux anabolisants payés des milliards pour courir derrière un ballon ! Et plus grave, la faim, les traders mâles pariant sur les marchés à terme en jouant avec les céréales qui nous nourrissent, et en général avec toutes les matières premières. Jouer, gagner, PERDRE, et faire perdre l'humanité entière au casino de la finance. Si on ne débranche pas rapidement le patriarcat parasite, de graves ennuis nous attendent. La nature n'est pas inépuisable, au contraire de l'égoïsme d'homo économicus, modèle Adam Smith.

Il devient urgent de calculer les PIB autrement : je ne suis pas comptable ni statisticienne, je ne peux donc pas fournir la formule du mode de calcul idéal. Je suis évidemment contre un salaire de femme au foyer, l'enfermement dans la sphère domestique est déjà suffisamment une calamité. Ce que je sais en revanche, c'est que le pillage de la nature (extractivisme forcené, atteintes graves aux pollinisateurs, destruction de forêts pour le bois et les terres cultivables, pollution des eaux, avancées des déserts), des animaux et de la biodiversité, en plus de l’extorsion aux femmes des services utiles et indispensables à l'humanité, ne peuvent plus continuer sous peine de disparition de notre espèce irresponsable. Les politiques doivent imaginer une solution, et autre que celle du BNB, le bonheur national brut, cette autre fumisterie destinée à noyer le poisson. S'illes passent par ici -au lieu de me solliciter via la DM de mon compte Twitter- pour cause de campagne électorale, voilà un sujet sur lequel travailler. Il est indispensable de retirer des PIB (et pas d'ajouter) les dommages causés à l'environnement, la déplétion des ressources, et de faire payer LE JUSTE prix des choses, de la viande et du poisson par exemple, en y incluant tous les coûts et d'arrêter de subventionner ces activités délétères. Et d'y tenir en compte les fonctions infrastructurelles de coopération et de sollicitude, sans lesquelles il n'y a pas d'aventure humaine.

Who cooked Adams Smith's dinner ? Elle s'appelait Margaret Douglas.

Margaret Douglas - 84 ans - Oeuvre de Conrad Metz - 1778

De fait, Adam Smith est resté célibataire toute sa vie. C'est sa mère, puis ensuite sa cousine, qui ont tenu le foyer du père de l'économie, assurant son bien-être et ses besoins quotidiens. Margaret Douglas nait en 1694 dans une noble famille écossaise et elle épouse à 26 ans Adam Smith senior, plus âgé qu'elle de 15 ans. Son mari meurt deux ans plus tard, 6 mois après la naissance de son fils, Adam Smith junior, notre distingué économiste. Margaret Douglas ne se remariera jamais. Elle consacre sa vie à son fils, le suivant dans ses différents postes et affectations. Elle est totalement dépendante économiquement, puisque c'est le fils qui hérite de la fortune de son père. Après la mort de sa mère, le foyer d'Adam Smith est pris en charge par sa cousine Janet Douglas, dont on sait encore moins de choses que sur Margaret. Quand Janet meurt en 1788, Adam Smith écrit à un ami : "Depuis qu'elle n'est plus là, je suis l'un des hommes les plus destitués et désarmés d'Ecosse."

Comme on comprend ce pauvre garçon ! Plus de cuisinière, ménagère, intendante, secrétaire : la catastrophe. Pourtant en contraste, les femmes sont totalement absentes de la pensée économique d'Adam Smith ! Fourmis ouvrières invisibles œuvrant à rendre le quotidien supportable, confortable, comme ceux de la nature, leurs services sont considérés comme un dû dans lesquels puiser sans contrepartie : ils sont "naturels". " Derrière la main invisible du marché, il y a surtout un sexe invisible ". Si Margaret, puis ensuite Janet Douglas avaient abandonné Adam Smith en choisissant de vivre leur vie d'êtres libres, sans doute que la pensée du grand homme, soit n'aurait pas émergé, soit aurait été d'une autre nature. Il est temps d'arrêter de leur servir la soupe. Nous contribuons à notre propre effacement. Les hommes sont des trous noirs, ces objets célestes qui absorbent la chaleur, la lumière, l'énergie des femmes, sans rien restituer. Le trous noirs ont été nommés d'après les travaux d'Einstein, physicien, ami et contemporain des mathématiciens Kurt Gödel et de John Von Neumann.

*Ne pas confondre travail et emploi : on peut parfaitement travailler sans avoir d'emploi et sans toucher un salaire. Qui pense que les bénévoles ne travaillent pas ? Hormis certaines associations, je veux dire ?
** Quand les hommes enfantent, ils engendrent des monstres. Marylin French

Les citations en gras et rouge sont tirées du livre de Katrine Marçal, traduites ou non. 

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