jeudi 25 août 2016

La maternité : construction sociale sous la contrainte


" La question [est] de savoir si la "sexualité" n'est pas pour les femmes une expression individuelle, subjective, mais une institution sociale de 
violence ". Monique Wittig 1980.

Rapt de jeunes filles dans des villages africains, simulation d'enlèvements dans des régions du Moyen-Orient, initiation à la sexualité par le viol, voire le viol en réunion chez certains peuples premiers, mariages des fillettes, interdiction de la contraception et de l'avortement, -même dans nos pays dits évolués ce droit durement acquis par les femmes peut à tout moment être remis en cause-, injonction à la maternité partout, une femme célibataire sans enfant servant de repoussoir à toutes les autres puisqu'elle aurait forcément raté une vie d'épouse et de mère selon les critères patriarcaux, "devoir conjugal" imposé (le viol dans le mariage n'est reconnu que de façon récente dans une petite poignée de pays), les abondants mythes sur l'enlèvement des Sabines, d'Europe ou d'Orithye (ci-dessous) et leurs représentations dans nos musées, la prohibition des armes pour les femmes dans toutes les sociétés humaines (voir le billet précédent sur Jacqueline Sauvage), leur interdisant de fait de se défendre : proies d'abord, accablées d'enfants ensuite, elles ne peuvent pas courir ni s'enfuir ; ajoutez l'excision qui a eu cours dans toutes les sociétés, dont le but est de faire que les femmes n'aient pas d'appétit pour les rapports sexuels (douloureux) ou en tous cas de bien les calmer, vous avez la démonstration que la phrase de Wittig ci-dessus est exacte. L'espèce humaine est, par rapport à d'autres espèces de mammifères, peu prolifique selon les anthropologues, si nous avons réussi à peupler la terre, c'est par la contrainte faite aux femmes. A la schlague.

Enlèvement d'Orithye par Borée - Attribué au florentin Cosimo Ulivelli, peintre baroque du XVIIème siècle - Musée de Dole

"Le domptage meurtrier des femmes pour en faire des corps-outils de reproduction" : voici quelques proverbes. De Virginie (USA) "garde-les nu-pieds et enceintes" ; du sud de l'Italie "pour garder la femme à la maison, cache ses chaussures et engrosse-la" ; dans la campagne toscane "Un an la mamelle, un an le gros bide, ça va bien la coincer". Donc, "immobiliser les femmes pour les faire engendrer, les féconder pour les immobiliser". In Paola tabet : La construction sociale de l'inégalité des sexes.

Mais si elles cèdent, elles ne consentent pas !

" A l'inverse du discours masculin qui se déploie sur le mode de la glorification et même de la vantardise, c'est sur le ton de la complainte que se déroule le discours féminin. En dépit de la tendresse qui entoure son enfance, la petite fille s'instruit vite du sort qui l'attend après son mariage : son rôle, sa raison d'être même sera de fournir à la lignée de son mari progéniture et main-d’œuvre. Le mariage qui lui est présenté comme une rupture brutale (et on la convainc que tel est le cas) entre une enfance choyée et une vie de production et de procréation forcenées. Des chants mélancoliques lui enseignent la douleur d'être séparée des siens, livrée en échange de quelques vaches, promise à une vie lointaine et dure dont aucun de ses frères n'ira la libérer. Elle apprend que de son bonheur nul ne se souciera. 
Aucune compensation ne viendra éclaircir l'horizon de la jeune fille, si ce n'est la perspective bien lointaine d'établir un jour ses enfants et, satisfaite du devoir accompli, de se décharger des tâches domestiques sur ses belles-filles et de jouir tranquillement du respect général. ; cela revient, pour l'épouse, à ne s'épanouir que lorsque cesse sa vie biologique de femme. Aussi voit-on des mariées en pleurs. On va même dans certaines régions, jusqu'à leur bander les yeux au moment de partir en cortège nuptial, pour les désorienter et ainsi les empêcher symboliquement de revenir chez elles. " In L'anatomie politique - Nicole-Claude Mathieu

Vous me direz sans doute que ceci n'a plus cours chez nous aujourd'hui ? Que le mariage est devenu une sympathique fête de famille un peu vulgaire, mais bien inoffensive ? Détrompez-vous : la pression sociétale à la maternité à toujours cours, et nous ne valons que par le nombre d'enfants produits ; et la culture du viol nous rappelle sans cesse que nous arrivons de là, nous les femmes. Cela pèse sur notre histoire collective et c'est profondément inscrit dans notre psychisme. Et il faut marteler qu'élever des enfants dans une société où la richesse produite est comptabilisée selon les critères marchands du travail posté masculin, généralement destructeur, fait que la maternité contribue à l'affaiblissement économique des femmes, qu'elles y sont exploitées, puisque l'élevage d'enfants, tout en étant valorisé et présenté comme l'aboutissement d'une vie de femme, est un dû, issu des corvées et du servage, il doit être fait BENEVOLEMENT !

Culture de la contrainte et du viol : les musées et jardins publics (sans parler des productions de pop culture : cinéma, BD... ) servent d'omniprésents rideaux de scène de théâtre pour nous rappeler la
menace :

Enlèvement d'Orithye par Borée - Musée des Beaux-Arts de Rennes par François-André Vincent, Tableau peint au XVIIIème siècle.

Rappelons toutes ces scènes violentes d'enlèvements de Sabines, d'Europe, les razzias des émirs d'Orient, où les femmes sont enlevées et partagées entre chefs et soldatesque selon des critères de jeunesse et de beauté : il y en a au moins un par musée ! Les mythes sont centrifuges et rapportent des histoires vraies. Une anecdote sur Rennes et ce tableau qui fait partie de sa collection permanente du musée des Beaux Arts : en 2014, lors d'une visite, je tombe sur une salle dédiée à l'art contemporain où, avant la porte, un avertissement met en garde les parents d'enfants en bas âge sur certaines "scènes explicites" pas forcément destinées à ceux-ci ! Je rentre dans la salle et (effectivement ?) il y a un grand tableau figuratif moderne à la peinture acrylique représentant une femme à la renverse, avec sur le visage et le cou des taches blanches translucides : le titre précise que c'est une "éjaculation faciale". Bon. Mais des enfants jusqu'à 15 ans savent-ils distinguer une éjaculation faciale, dans un musée de surcroît, et sont-ils censés même connaître l'expression ? Sauf à avoir été mis en présence de pornographie, ce qui peut être le cas, j'ai des doutes. Après visite de la salle, je sors en tournant à droite et j'arrive en face de cet enlèvement d'Orithye, et là, pas d'avertissement spécial sur la violence de la scène. Étrange, non ? Dans la même salle, il y a des descentes de croix du corps supplicié du Christ, des quantités de femmes à loilpé, peintes par des hommes, de préférence entourées de mecs habillés, ce qui représente la disponibilité sexuelle, mais motus. C'est de l'aarrrrrt !

Bah, au jardin des Tuileries, une des promenade favorite des nounous parisiennes, on peut voir ça :

toujours la même Orithye, qui est toujours enlevée par Borée ! Par Eugène Atget - XIXème siècle

Que dire à une petite fille intriguée par la scène et qui pose des questions, m'a demandé une de mes abonnées Twitter ? Eh bien, c'est le moment où jamais de faire preuve de pédagogie : dites-lui que c'est un vilain monsieur qui s'attaque à Orithye et que, d'ailleurs, on peut voir qu'elle n'est pas d'accord et se débat. Et que c'est exactement comme cela qu'il faudra qu'elle fasse si, on ne sait jamais ça pourrait arriver, un vilain monsieur qu'elle ne connaît pas voulait l'emmener quelque part où elle ne veut pas aller : elle crie très fort, appelle au secours, griffe, mord et se débat. C'est mieux d'en faire une Zazie dans le métro avertie et offensive, qu'une fille crédule, prête à suivre le premier néfaste venu, je trouve. Mais je sais que pas mal vont trouver pas bien du tout de les effrayer avec la simple évocation des habitudes de prédations masculines largement tolérées par la société : après tout elles DEVRONT s'en trouver un présentable de mec un jour. Vous voyez, la boucle est bouclée, le piège se referme.

ACTUALISATION 27 août 2016 : Les chibok Girls, enlevées de leur école le 14 avril 2014 par la secte islamiste Boko Haram, selon le principe de la razzia, sont en captivité depuis 866 jours aujourd'hui. Destin imposé : viols, contrainte à la procréation et à la reproduction. Rendez-nous nos filles ! Bring back our girls !

 Photo : Nigeria Today

mardi 16 août 2016

Libérez Jacqueline Sauvage !

Après deux procès d'Assises où Jacqueline Sauvage est finalement condamnée à 10 ans ferme pour le meurtre de son mari qui la violentait -avec peine incompressible de 5 ans, la légitime défense n'est pas reconnue par le Tribunal-, une pétition réclamant la grâce de la condamnée qui recueille plus de 435 000 signatures, puis une grâce partielle (liberté conditionnelle sans période de sûreté) accordée par le Président Hollande, finalement, le JAP (Juge d'application des Peines) rejette sa demande de libération et décide du maintien en prison de Madame Sauvage le 12 août 2016, après que la commission d'évaluation ait conclu à sa capacité à récidiver et donc l'ait déclarée dangereuse. Notez que le Parquet de Melun était favorable à sa libération. Il a d'ailleurs fait appel.

Photo : Karine Plassard
 
Après 48 ans de sévices par le "prince charmant", sur elle et ses filles, le cogneur n'étant plus de ce monde, on se demande la sécurité de qui Madame Sauvage pourrait bien menacer ! Contrairement même à ce que pense une de mes lectrices farouchement anti-chasse comme moi, je ne la vois même pas recrocher dans un fusil de chasse pour tuer une bécasse ! D'ailleurs, je ne le lui conseillerais pas. Mais bon, les fantasmes de la société sur les "femmes violentes", le tabou universel des armes pour les femmes -abondamment documenté par les anthropologues femmes justement- dans le but de les contraindre aux services sexuels et à la reproduction forcée : Jacqueline Sauvage tue avec un fusil de chasse, ce qui est mal porté pour une femme, la littérature abonde d'empoisonneuses diaboliques, le poison est moins phallique ; rajoutez les réflexes corporatistes de la Justice désavouée par l'opinion publique (succès de la pétition) et le Président de la République, tout cela fait sens et peut expliquer le jugement du 12 août.

Mais ce qui explique surtout, c'est l'éternel angle mort où se trouve la violence contre les femmes, ce point aveugle de la société : elles auraient dû porter plainte, s'enfuir du domicile (étrange comme c'est la victime qui doit se punir en abandonnant son chez elle, pas le cogneur !) en laissant tout derrière elles. Les exemples abondent-ils que des femmes meurent justement d'avoir osé quitté le violent qui ne supporte pas l'affront fait à son égo, qu'il tue tout le monde : enfants, compagne, voire belle-famille et voisins qui tentent de s'interposer, avant de se donner la mort ? Mais rien n'y fait. Et puis, ces affaires sont évoquées sous tant de formules euphémisantes et romantisées selon le storytelling des journalistes : "drame familial", "drame de la séparation", "crime passionnel", "différend familial", formules qui banalisent et excusent les violences faites aux femmes. Il arrive couramment que la terreur machiste d'époux évincés fasse plus de victimes qu'un terroriste djihadiste : voyez-vous les plateaux de télévisions envahis non stop d'experts pendant des jours pour évoquer le crime, ses conséquences traumatiques, et proposer des solutions ? Voyez-vous Bernard Cazeneuve arriver sur les lieux pour afficher sa solidarité avec les victimes ? Sûrement non. Le terrorisme machiste sert pourtant aussi à cela : à montrer aux récalcitrantes qu'elles agissent à leurs risques et périls, que les cogneurs ont les moyens de les faire rentrer dans le rang, avec l'appui de la justice et de la société encore ! Sinon, elles le paieront de leur mort et de celle de leurs enfants et proches. Alors comment comprendre dans ces circonstances l'étonnement du tribunal sur le fait que Jacqueline Sauvage ait supporté la violence maritale pendant des décennies ?

Comparons également les libérations conditionnelles d'un Bertrand Cantat condamné à 8 ans de prison par un tribunal lituanien pour le meurtre de Marie Trintignant, et libéré par un JAP français à la moitié de sa peine, car il donnait toutes garanties de non dangerosité et de
réinsertion ? Sa première épouse, sans doute elle aussi victime de sa violence s'est suicidée, mais la société regarde ailleurs. Autre cas, celui sud-africain cette fois, d'Oscar Pistorius, condamné à cinq ans de prison pour le meurtre de Reeva Steenkamp, libéré quelques semaines plus tard. Décision tellement choquante que là aussi, le Procureur a fait appel. Et il n'y aurait pas de double standard ?


La grande tolérance de la société aux injustices et aux violences faites aux femmes a plus qu'assez duré ! Justice pour Jacqueline Sauvage. Que la justice entende enfin les victimes !
On ne lâche rien.
Nouvelle pétition pour la libération totale de Jacqueline Sauvage - Signez et partagez. Merci.

Liens : Sur l'invention journalistique "crime passionnel" justifiant le meurtre conjugal par des époux/amants frustrés.
Tout est bon pour justifier ou romantiser la boucherie : Storytelling de journalistes Il était une fois le "crime passionnel"
Pétition à Jean-Jacques Urvoas sensibilisant les magistrats aux propos minimisant les violences aux femmes - A signer. 

lundi 8 août 2016

La faim - Martin Caparros

Ce livre de 800 pages est un travail de 8 ans de voyages et d'interviews de femmes (surtout) du Monde Tiers, de pays africains en sous-nutrition endémique, aux bidonvilles de Mumbai, Dacca, Madagascar, aux villes ruinées de la Rust Belt étasunienne et leurs SDF qui se nourrissent dans les poubelles, ou bénéficient de l'aide alimentaire, et il a été financé par une bourse espagnole. Martin Caparros est un journaliste et écrivain argentin, donc nourri aux côtes de bœufs des pampas (plaines herbeuses) de son pays. Mais les pampas en Argentine, c'est fini : elles ont été transformées en champs de culture de soja pour nourrir les vaches laitières européennes et les poulets et porcs chinois. A tel point que la consommation de viande en Argentine est en train de chuter ! Le comble pour un pays de viandards invétérés.


La faim : une histoire humaine. Passer de chasseurs cueilleurs occupés 90 % de leur temps à chercher leur nourriture, à agriculteurs sélectionnant leurs graines, -je devrais dire d'agricultrices car même Caparros ose que l'agriculture est une invention de femmes- semant, constituant des réserves, inventant la cuisson (sans doute par hasard, en laissant tomber quelque chose dans un feu) puis la cuisine et les rites de table, pour enfin arriver à l'invention de cette merveille, le pain :
" Faire du pain est le résultat de milliers d'années de recherches, un périple extraordinaire. Planter des semences, en récolter les plantes, moudre les grains, les transformer en pâte, lui donner une forme, l'enfourner : quatre ou cinq technologies  d'une extrême complexité -quatre ou cinq découvertes éblouissantes- combinées pour que les humains méditerranéens produisent leur aliment le plus emblématique. A telle enseigne que, dans l'Iliade et l'Odyssée, Homère dit souvent "mangeurs de pain" pour parler des humains ".

Quand le pain vient à manquer, tremblez puissants, les peuples font des révolutions : 1789 en France et les Printemps arabes en 2011 pour ne citer que ces deux-là. La faim est donc une construction sociale comme le fait de passer trois fois par jour à table. La peur de la famine hante l'histoire humaine, et les famines détruisent les sociétés car elles détruisent la cohésion sociale : en cas de famine aigüe on mange d'abord les animaux de compagnie, puis les cadavres animaux et humains frais, puis on déterre les morts, on abandonne les enfants et on finit par manger les bébés, les filles en premier ! Ces phénomènes ont été constatés dans les cas historiques de famines aigües volontairement organisées : dans les années 30 en Russie soviétique, les koulaks affamés par Staline, et dans le ghetto juif de Varsovie, affamé par les nazis. La faim est une arme puissante. Les étapes de la faim sont les suivantes telles que constatées par les ONG internationales : monotonie alimentaire, malnutrition, dénutrition plus ou moins sévère, puis famine. On meurt rarement de faim, mais en général d'affections opportunes, la faim affaiblissant l'organisme.

Les causes de la faim : elles vont des sécheresses aux mauvaises récoltes, causes généralement dues à la nature, de surpopulation entraînant la destruction de l'environnement (Pascuans...), guerres, génocides, obstacles à l'organisation de la distribution alimentaire, puis dans notre monde moderne d'abondance, de causes économiques : mondialisation, appropriation des terres, ruine des petits producteurs du Sud par les généreuses subventions octroyées dans l'hémisphère Nord : l'agriculteur le plus subventionné au monde est le paysan américain, pays le plus libéral mais qui concurrence mortellement les agricultures des pays du Monde Tiers. Le paysan indien rêve de se réincarner en vache européenne écrit Caparros : 2,70 dollars par jour pour se nourrir contre 20 centimes de dollar pour le paysan hindou.

" La viande est puissante. Manger de la viande est un déploiement féroce de pouvoir. La  viande est la métaphore parfaite de l'inégalité " écrit Caparros, pas végétarien pour un sou, puisqu'il ne croit qu'aux protéines animales. La Révolution Verte (accroissement très important des gains de productivité grâce aux progrès dans la sélection des semences et à la mécanisation de l'agriculture) des années soixante a produit des excédents : on a imposé sur les tables américaines et européennes de la viande nourrie au grain (les bovins sont des herbivores, rappelons-le) au moins deux fois par jour. Une catastrophe. " Aujourd'hui, la majeure partie de la production mondiale obéit à ce modèle. Et le cheptel d'augmenter. Si on prend les vaches, rien que les vaches -écrit Caparros- : elles étaient 700 millions dans le monde il y a un demi siècle ; aujourd'hui, elles sont 1,4 milliards. Une vache pour cinq personnes ; plus de viande bovine que de viande humaine en train de manger la planète. Chaque année 7 milliards de poulets voient le jour dans les élevages brésiliens, un par habitant sur la planète et ils les exportent. Mêmes chiffres aux USA et en Chine, sauf qu'eux les mangent eux-mêmes. Au cours des dernières décennies, la consommation de viande a augmenté deux fois plus que la population, la consommation d’œufs trois fois plus. Ces chiffres doubleront d'ici 2030.
" L'élevage occupe déjà 80 % de la surface agricole du globe, 40 % de la production mondiale de céréales, 10 % de l'eau de la planète. Trois milliards de gens utilisent les ressources de 7 milliards. La viande est un étendard et une proclamation : le monde ne peut être utilisé ainsi que si nous sommes un petit nombre à l'utiliser. Si tous veulent l'utiliser pareillement, cela ne peut pas fonctionner. L'exclusion en est la condition nécessaire -et jamais suffisante. ".

Subventions massives à l'agriculture et à l'élevage dans l'hémisphère nord, plus les injonctions du FMI vendu à la croyance libérale de la "concurrence pure et parfaite", que les lois du marché arrangeront tout (foutage de gueule puisque le libéralisme ne s'applique qu'aux plus pauvres), tout cela provoque la ruine des petits producteurs du Monde Tiers qui n'arrivent plus à vivre de leur terre, -notamment les femmes, peu outillées et sans accès aux prêts bancaires pour investir-, cela donne une fuite massive vers l'illusion des villes et clochardisation qui va avec. Du coup, les terres deviennent libres pour l'appropriation (land grab) par des gros consortiums investisseurs, ou carrément des pays tels la Chine et son milliard d'habitants qui a ruiné ses terres cultivables en les polluant et en les surexploitant. L'absence de cadastre et de titres de propriétés dans le monde Tiers font le reste. 25 000 PERSONNES MEURENT DE FAIM OU DE MALNUTRITION CHAQUE JOUR SUR LA PLANETE. Et c'est un crime organisé, voulu, provoqué, un GENOCIDE QUOTIDIEN.

Les ONG (oènegés écrit Caparros) en ont fait leur fond de commerce. Une ONG luttant contre la faim, c'est un peu comme une super usine d'incinération de déchets : ça appelle le déchet sinon elle arrête de fonctionner. Le zéro déchet ne l'intéresse pas : il met tout le monde au chômage et il ferme la belle usine. L'oènegé contre la faim a besoin d'affamés pour faire rentrer l'argent des donateurs/trices dans les caisses et continuer à faire son business. D'ailleurs, une belle famine, avec bébés atteints de l'affreux kwashiorkor (ventre gonflé, oedèmes, membres allumettes, œil éteint) est pain bénit, les dons affluent. Une belle catastrophe dite naturelle aussi d'ailleurs. Mais y a-t-il encore des catastrophes "naturelles" sur la planète ?

Dans un chapitre, l’irascible Caparros se paye aussi "Mademoiselle Agnès" comme il l'appelle : Mère Thérésa de Calcutta, en cours de béatification et en odeur de sainteté au Vatican. C'est bien normal, les mourants tirés de la rue à qui on donne une paillasse, mais pas de soins, en Inde, lui doivent beaucoup. Et les comptes de sa congrégation n'ont jamais été publiés.
" Est-ce un hasard si parmi les dizaines et les dizaines de gens que j'ai interviewés, il n'y a eu pratiquement aucun athée ? Si -presque- tous avaient une religion, croyaient en un dieu qui expliquait et justifiait leur vie de merde ? Nous pensions nous être débarrassés des religions. Leur retour est un des coups les plus durs de ces dernières années. Puisqu'il n'y a plus de lendemains radieux sur terre, que reviennent ceux du ciel. Nous sommes revenus au futur le plus ancien : celui qui ne change pas. "

La faim est genrée. C'est Caparros, pourtant pas féministe du tout, qui le dit. Six filles/femmes pour dix mal nourris ou carrément dénutrits. D'ailleurs les personnes interrogées par le journaliste sont en majorité des femmes qui passent 90 % de leur temps et de leur budget à se procurer de la nourriture. Elles se couchent le soir avec l'angoisse de trouver comment nourrir le lendemain les enfants qu'on leur colle dans le ventre. Mariages forcés, viols, tromperie par un amoureux qu'elles épousent pour se retrouver en position de 3ème épouse chez un polygame qui ne leur a rien dit, mais "ce n'est pas grave, il ne me bat pas" ! Sic. Un exemple malgache de la toxicité du patriarcat à l'égard des femmes cité par Caparros : Sophie, une représentante d'AICF (Action Internationale Contre la Faim) cherche le moyen de faire arriver l'eau dans un village malgache pour y cultiver des légumes et des arbres fruitiers sur une terre aride, et améliorer, diversifier ainsi la ration alimentaire journalière. Elle étudie évidemment le fonctionnement "ancestral" de cette société traditionnelle et autoritaire. Et tombe sur la question suivante : comment s'assurer que l'argent qu'elle se prépare à leur donner soit bien utilisé pour ce projet par le chef de famille, et pas à acheter des zébus ? Car en effet, les zébus jouent un rôle important dans cette société patriarcale. Ils ne les mangent pas, ils ne les font pas travailler, ils n'allument pas le feu avec leurs bouses séchées, qui ne servent pas non plus de fertilisant. Ils boivent juste un peu de son lait quand la vache fait un veau, c'est à dire pas toute l'année.
Non, le zébu sert à mesurer la richesse d'une famille : " les étables sont remplies de monceaux de merde pour faire étalage de leur puissance ", s'énerve Caparros. Le zébu sert à afficher le statut social et aussi de réserve de richesse. Il est échangé contre une épouse, il est sacrifié lors de fiançailles ou d'un mariage, il paie les matériaux pour se construire un caveau pour des funérailles. Et, bien entendu, LES FEMMES SONT EXCLUES DE LA GESTION DES ZEBUS ! Enorme problème pour Sophie : comment faire pour que l''argent d' AICF n'aille pas acheter des zébus. Hallucinante irresponsabilité des hommes.

Une écriture visuelle, un auteur en colère, 800 pages qui se lisent comme un roman, un voyage sur les lieux les plus déshérités de la planète, sur des montagnes de déchets où des gens gagnent leur vie et leur
nourriture : La Faim est un texte qui secoue, dénonce impitoyablement le sort fait à un milliard d'humains mal nourris -le chiffre est en débat, car en plus, les données actuelles remontent à une erreur de la FAO des années 90, quand ils ont tenté de compter. On ne sait donc pas si le nombre d'affamés monte ou diminue. Un milliard de gens en trop, jetables, dit Caparros, dont l'économie impitoyable n'a pas besoin. Mais attention, tout de même, pour l'instant, les rustines des ONG, l'aide alimentaire quand elle arrive, la résignation de gens trop occupés à trouver leur pitance font que rien ne bouge dans l'indifférence générale au sort qui leur est fait. On peut les nourrir. La terre produit en surabondance de la nourriture pour 12 milliards d'humains, pour le moment. Gaspillage au nord, dénutrition au sud, combien de temps avant que ce milliard de gens se révoltent ? Car la faim conduit aux révolutions généralement violentes. L'histoire nous l'a montré.

Liens - Sur la souveraineté alimentaire : Déclaration de Nyéléni - Mali 2007 - La Via Campesina
Sur l'exode rural et le bidonville global : Le pire des mondes possibles - Mike Davis

Capitale du Bangladesh, Dacca : 154 km2, 15 millions d'habitants (2010), densité 45 508 habitants au km2. Population en croissance de 4,2 % par an - Population en 1872 : 69 212.
" Dacca ou l'échec : à Dacca il n'y a ni éclairage public  ni nettoyage de l'espace public ni ordre public visible. Se rendre d'un lieu à un autre peut prendre des heures ou devenir, tout à coup, impossible. Les coups de klaxons, les bruits, la chaleur, la poussière, les rues défoncées, les voitures qui vous agressent, les immeubles au bord de l'effondrement, les rivières et les ruisseaux putrides, les odeurs, les odeurs terrifiantes, les montagnes d'ordures. Plus une société est pauvre, plus l'accès à certains services est fermé : des dispositifs dont tout le monde bénéficie en Norvège sont le privilège d'un petit nombre dans l'Autre Monde. Le nettoyage de l'espace public -l'idée que c'est un territoire de tout le monde, dont tout le monde doit prendre soin- est également réservé aux pays riches : ici, les riches ont leurs propres espaces, ils les gardent -fermés.
Dacca est un échec parfait et, en même temps, un grand exemple du succès des villes : un aimant qui attire des gens de plus en plus nombreux et, ce faisant, bascule dans le désastre. Le succès des villes de l'Autre Monde entraîne leur hécatombe : elles vivent en perpétuelle crise de surpopulation  -de désir, d'attraction, d'espoir- le mécanisme propre aux crises du capitalisme. 
Ici aussi, la plupart des arrivants échouent dans les gigantesques slums -bidonvilles, villamiserias, poblaciones, chabolas, favelas, callampas, cantegriles- qui saturent la ville, Kamrangirchar, le plus grand de tous, est une île sur la rivière Buringanga ".

* Les citations du livre sont entre guillemets et en caractères rouges. J'ai remplacé "hommes" par humains, il n'y a pas de raison. Et mon clavier ne comporte pas les accents sur le i et le o de Martin Caparros.