mercredi 10 juin 2015

Phallocentrisme du désastre


Le Comité Interprofessionnel du Saint Maure de Touraine, sis à la Chambre d'Agriculture d'Indre et Loire, en manque de relève et préparant l'avenir, les contraintes de son label AOP vont se durcir, décide d'une campagne produit. Le Sainte Maure de Touraine est un fromage de chèvre frais : on  fait faire des chevreaux aux chèvres, lesquels sont envoyés impitoyablement à l'abattoir afin d'extorquer le lait des chèvres pour notre propre usage et pour en faire des fromages. L'élevage, cette triste et habituelle histoire de l'exploitation du corps des femelles animales. Comme dans toute campagne produit (opposée à corporate où n'apparaissent que les "valeurs" et image de l'entreprise) on voit clairement le produit sur le visuel. Là où ça coince, c'est que non contents de montrer le produit, on pose à côté un corps de femme allongé, minci et courbé à la palette graphique, orné de cheveux évoquant les cornes de la chèvre : deux mauvaises actions en une, animalisation et réification d'une femme pour vendre un  produit. Contre promesse d'hydratation (?) de pureté et de régénérescence. Une sale habitude de l'industrie agroalimentaire : femmes réifiées, consommables et consommées de toutes les façons imaginables. Les hommes consomment, comme dans cette publicité KFC pour un hamburger au poulet "Big Boss" (il faut qu'ils s'identifient au boss sans doute), et les femmes sont consommées, comme des services (je vais y revenir) ou des produits alimentaires.En entier ou surtout en morceaux, comme de la viande dans la restauration, dans la pornographie et dans la prostitution.

Une des thèses de Carolyn Merchant dans Death of nature est que les femmes et la nature sont considérées et utilisées comme "récréatives" dans le sens étymologique du terme, re-créer, se renforcer, reprendre des forces : terrains de jeux et de ressourcement des hommes (mâles). Vampirisation et parasitisme des deux, pillage et exploitation organisées, institutionnalisées : travail bénévole et gratuit dans le mariage, au service du mari et de la famille, non inclus dans les PIB des nations rappelons-le, exploitation forcenée de la nature et des animaux sans autre contrepartie que quelques investissements en capitaux, et, corollaire, des milliards de tonnes de gaz à effet de serre balancés dans l'atmosphère. A tel point que, devenus une force géologique, nous sommes en train de modifier de façon irresponsable le climat de notre maison commune, la Terre, en cours d'incinération, avec nous dessus.

Je lis "Tout peut changer, Capitalisme et changement climatique" de Naomi Klein. Entre autres sujets d'intérêt, elle raconte dans un chapitre la naissance du mouvement environnementaliste, ou plutôt conservationniste, puisque c'était son appellation à la genèse du concept. Quand Watt invente le piston et le moteur à vapeur, il change radicalement le destin de l'humanité, jusque là dépendante des sources d'énergie là où elles se trouvaient : fleuves et cours d'eau notamment, pour faire tourner des turbines et des moulins. Or la machine à vapeur qui libère du lieu de production d'énergie marche au charbon, ressource minière, qu'on brûle. D'où la naissance de l'extractivisme : on va donc creuser, retourner la Terre dans ses moindres boyaux et entrailles (violer, disent les écoféministes) pour trouver du charbon, du gaz et du pétrole. Tant et tant que patatras, dès le milieu du XIXème siècle, les sites naturels commencent à en porter les stigmates. Les mêmes industriels milliardaires enrichis par l'extractivisme (ressources minières, pillage en règle des pays colonisés, hévéa, coton, main d’œuvre mise en esclavage...) ont l'habitude pour se délasser après leur boulot harassant d'enrichissement, d'aller pêcher le saumon, la truite, ou chasser "le gros gibier", dans les torrents, les rivières et les forêts où ils s'achètent des parts dans des sociétés de chasse : vous reconnaissez aisément la "nature récréative", re-créative du début. Sauf que le gibier disparaît, les saumons ne remontent plus les rivières, la nature est déjà à ce moment-là mise à mal par les activités humaines. Et ce sont eux qui vont s'en apercevoir les premiers : plus de gibier à tuer, plus de poissons à pêcher (tuer aussi donc), plus d'endroits où se retrouver hormis le bordel où ils vont tirer d'autres sortes de coups pour partager des moments ré-créatifs de communion virile ! Ils vont donc à coups de millions (ils sont riches et puissants) créer des sociétés conservationnistes (Sierra Club, qui comme son nom l'indique est un club huppé, créé dès 1882 !),  NRDC...) pour défendre D'ABORD leurs terrains de chasse et de pêche. Ce sont les prémices du mouvement qui deviendra avec une femme, Rachel Carson en 1964, au XXème siècle, le mouvement environnementaliste et écologiste. L'énorme différence entre les deux, entre conservationnisme et environnementalisme, entre capitalistes mâles chasseurs pêcheurs et Rachel Carson, c'est que les premiers défendent leurs privilèges de caste, et que la seconde défend l'intérêt général de la biosphère que nous habitons tous, notre seul vaisseau spatial, dont nous n'avons pas de double en secours. D'ailleurs, Rachel Carson s'intéresse au passereaux, aux insectes et aux verts de terre, au contraire
des chasseurs !


Sauf que toutes les organisations humaines portent dans leurs ADN les gènes du début de leur HIStoire, sans rémission. Nature et culture indissolublement liées. Il m'arrive régulièrement de donner ma signature à NRDC et à Sierra Club, devenues des ONG de protection de l'environnement. Comme au WWF ou a Greenpeace. Il m'arrive même d'adhérer. Mais après la lecture de ce livre, je vais faire des arbitrages. En effet, certaines de ces ONG reçoivent des financements des pires criminels climatiques de la planète (Shell, Total, Suez, BP, ConocoPhillips, certains engagés dans les pétroles de schistes) en quête de verdissement de leurs activités. Pire, elles financent via des associations intermédiaires afin de brouiller les pistes. Il est impératif de faire ses enquêtes avant de soutenir des associations qui deviennent, par la force des choses, otages de leurs financeurs.

Un autre exemple du cynisme de pseudo "défenseurs de l'environnement", avant tout conservateurs désireux de reconduire leurs discours et surtout leur prédation en gagnant le maximum d'argent : lundi 8 juin, j'écoute sur Europe1 l'édito économique de Nicolas Barré des Echos (sur ce lien). La France est la deuxième puissance maritime du monde avec ses kilomètres de côtes. Patrimoine exploitable par l'homme (lome, le genre humain sauce sexiste), il est donc plus sage, selon l'éditorialiste, de nettoyer les continents de plastique plutôt que de ne rien faire, puisque la mer est une ressource qui rapporte du pognon. Notez qu'arrêter de saloper n'est pas au programme, en effet, ça ne rapporte pas de dividendes, au contraire, c'est des contraintes, donc des entraves à la croissance. Je rappelle que les PIB masculins croissent bibliquement (croissez et multipliez, soumettez la nature et les bêtes, ordre de leur dieu phallocrate) en détruisant, puis en réparant, puis en se faisant rembourser par les adhérents/clientes des sociétés d'assurances qui augmentent leurs cotisations ! Privatisation des gains et socialisation des pertes, selon un modèle éprouvé.
Si on fait un petit relevé du verbatim de l'éditorial de Barré, on trouve : exploitation et exploiter, leur mantra, Lome, PATRImoine, puissance, rapporter, calcul économique, s'enrichir, et, bien sûr, la mythique et biblique croissance. Avec des défenseurs de l'environnement pareils, clairement, on n'est pas sorties de la fournaise menaçante.

Et ça risque de ne pas s'arranger lors de la prochaine COP21 à Paris, en décembre prochain, présentée comme décisive pour sauver le climat, la biosphère et nous qui sommes dedans : le tandem receveur des dirigeants du monde entier, François Hollande et Laurent Fabius, hôtes fauchés, font appel au patronage de criminels climatiques bien contents de l'occasion qui leur est offerte de faire du greenwashing dans cette caisse de résonance planétaire que promet d'être la réunion de Paris. Attac vient d'éditer une affiche sur le sujet.


Si les choses s’aggravaient, il reste aux hommes au pouvoir une dernière idée : une bonne guerre -éditorial des Echos. SIC. Quand les cliques consanguines auto-reproduites (comme écrit Naomi Klein) sont à cours d'idées pour régler une fois pour toutes les problèmes par eux créés, il reste la bonne vieille guerre qui permet d'imposer des sacrifices aux opinions publiques, puis quand la paix est revenue après une bonne saignée, on reconstruit sur les décombres, les femmes sont priées de retourner au gynécée pour pondre, et tout ça fait de la bonne croissance biblique : idée nihiliste de prophètes de malheur.  
Phallocentrisme du désastre.

Je vous propose deux paragraphes de Naomi Klein sur un paysage de l'Alberta, état canadien ravagé par l'extraction de sables bitumeux.

" Avant même d'apercevoir les mines géantes, alors que défilait encore devant moi le paysage d'une luxuriante forêt boréale parsemée de marécages verdoyants, j'ai cru sentir leur odeur qui me prenait à la gorge. Puis passée une petite colline, ils me sont apparus : les fameux sables bitumeux de l'Alberta s'étendaient devant moi, tel un désert gris, à perte de vue. Des montagnes de résidus si hautes que les travailleurs disent à la blague qu'ils ont leurs propres systèmes météorologiques. Des bassins de rejet si vastes qu'on peut les voir de l'espace. Un immense barrage, le deuxième plus grand du monde, destiné à contenir ces eaux toxiques. La terre écorchée vive. 
La science-fiction regorge d'utopies de terraformation où des humains colonisent des planètes sans vie qu'ils transforment en habitats semblables à la Terre. Les sables bitumeux canadiens en sont l'exact contraire : il s'agit d'une entreprise de "terradéformation", où l'on accapare un écosystème grouillant de vie pour le transformer en paysage lunaire où pratiquement rien ne peut vivre. Si les travaux se poursuivent, la zone touchée pourrait atteindre une taille comparable à celle de l'Angleterre. Le tout pour avoir accès à une forme semi-solide de pétrole non conventionnel connue sous le nom de bitume, dont l'extraction, très difficile, demande tant d'énergie qu'elle émet de trois à quatre fois plus de GES que celle du pétrole classique."
GES : Gaz à effet de serre
Tout peut changer - Naomi Klein - Actes Sud.


Liens : Les sables bitumineux, un fardeau environnemental exorbitant.
Chez les Panthères Roses : Ecoféminisme - Défaire les dualismes

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