mardi 28 septembre 2010

Au coeur de l'Industrie (suite)

Avec Marie-Dominique, la DRH, nous calculons la proposition de salaire que nous allons lui faire, et sans nous tromper car nous voulons l'engager. Comme l'exige la Convention Collective, nous calculons le salaire en fonction de trois paramètres : son âge (elle a 31 ans), son expérience et ancienneté dans le métier (7 ans d'expérience en R&D chez un concurrent), et son niveau de diplôme (Thèse de doctorat -considérée comme supérieure à ingénieur).  Nous tombons d'accord, Marie-Dominique et moi sur 47 250 euros annuels - à l'époque. A charge pour moi de présenter ceci au manager du service. Là, les choses vont sérieusement se gâter. Lors de mon appel, il va ruer : en effet, elle a le plus gros salaire du service. Plus gros même que celui de mon interlocuteur qui gagne en fin d'année 42 700 euros, pauvre garçon ! Un vrai crime de lèse-majesté !

Évidemment, je lui rappelle le principe de la convention collective : calcul en fonction de l'âge, ancienneté et diplôme. Lui n'a que 28 ans, il est dans son premier poste et même s'il a bénéficié d'une promotion fulgurante, il n'est QU'INGÉNIEUR ! Et il est assez courant dans une hiérarchie qu'un salarié subalterne soit plus payé que son patron. Oui, mais bon, quand même... l'entends-je ronchonner, pendant qu'il prend une grosse humiliation narcissique, c'est audible de mon poste téléphonique. Aussi, je m'offre une petite mesure dilatoire, je lui promets d'en reparler avec Marie-Dominique. Je la rencontre justement entre deux portes, c'est elle qui me pose la question ; je lui donne le résultat de mon entretien et m'attire les remarques indiscutables suivantes : "Voilà ce que c'est que de recruter des managers en culotte courte" ! "C'est parce que c'est une fille, ou quoi "? Et pour finir, en se battant les flancs et d'un ton excédé : "Mais je croyais que c'était introuvable sur le marché, ce genre de mouton à 7 pattes, qu'est-ce qu'il leur faut à la fin ?"

L'épreuve de force va durer TROIS semaines ; coups de fils, rappel du parcours de la candidate, de son excellente formation, de sa rareté sur le marché et à chaque fois, blocage sur le différentiel de salaire entre "son équipe" (tu parles !) et une nouvelle arrivante : il y voit les pires ennuis se profiler à l'horizon : mise en péril de la cohésion du service, mauvaise ambiance, devoir de justification auprès des autres salariés..., j'ai beau lui rappeler ses responsabilités de MANAGER de service dont le travail consiste précisément à mettre en mouvement des intérêts divergents pour obtenir une cohésion et un RESULTAT, rien n'y fait, il est buté. Evidemment, je campe sur mes positions, je sais que ma DRH ne cèdera pas, que j'ai été recrutée pour cela : ne pas abonder dans le sens de mes interlocuteurs, soupçonnés d'être de mauvaise foi et de faire des caprices. Je tiens ma candidate au courant (sans lui dévoiler toutes mes tractations, cela ne serait pas déontologique ni politique) pour la faire patienter, car tous les délais que je lui ai donnés sont explosés. Un matin en petit-déjeunant, j'en ai tellement assez de leur incompétence et de leur frilosité, qu'une idée m'apparaît comme la seule possible pour nous en sortir le service et moi. Elle comporte un risque que j'accepte, car il est impossible de continuer comme cela et il faut que je me sorte du piège où je suis enfermée -crois-je encore à ce moment-là !

Épilogue : j'arrive à mon bureau vers 8 H 30 ce matin-là, relis posément le dossier, décroche le téléphone et fais le numéro du manager du software. Ma proposition qu'il va écouter dans un silence de mort est la suivante : j'ai bien réfléchi, Madame X, la candidate que je vous propose depuis maintenant presque un mois ne me paraît pas être de taille a affronter l'hostilité de tout votre service si, contre la volonté de tout le monde je l'imposais avec un salaire que votre équipe et vous-même désapprouvez. (Le pire, c'est que j'y croyais !) Aussi, comme je lui dois depuis longtemps la réponse promise contre son déplacement et sa visite, je vais l'appeler tout à l'heure et lui dire que nous ne donnons pas suite à sa candidature.
- Je prends !
Concentrée sur mon argumentation, je continue : "Je ne tiens pas à engager ma responsabilité envers une salariée qui sera malheureuse, jalousée par les collègues car beaucoup trop payée par rapport à ceux-ci, je me rends à vos arguments".
- Je vous dis que je l'engage !
La fin de sa phrase et son angoisse commencent à s'infiltrer dans mon cerveau, mais je suis sur ma lancée : "je ne suis quand même pas une tortionnaire, j'ai une conscience, je ne recrute pas pour rendre les gens malheureux professionnellement".
Le temps de finir ma phrase, l'idée qu'il serait en train de se déballonner à la vitesse de la lumière m'effleure. Que se passe-t-il ???
- Je l'embauche, me dit-il à bout de souffle en criant presque, vous êtes sourde ou quoi ?

Mais oui, il se déballonne, je comprends tout instantanément : il a JUSTE essayé pendant un mois (ce qui en dit long sur son irresponsabilité soit dit en passant : il a des objectifs quantitatifs à atteindre et des comptes à rendre à date précise !) de m'intimider, de me faire ravaler mes convictions, mon sens de l'équité, de la simple justice et de la DEONTOLOGIE PROFESSIONNELLE pour une proposition de salaire à une femme PLUS PAYEE QUE LUI, l'idée lui donnant des boutons et blessant son orgueil de mâle. Je réalise qu'avec une consultante junior, il y avait une sérieuse chance que cela passe, elle aurait sans doute flanché, elle aurait accepté l'injustice ! En tous cas, c'était bien essayé !

Je vais pousser mon avantage, prendre des assurances, lui dire que je porterai une attention toute particulière à son intégration, il me jure tout ce que je veux. Tout d'un coup c'est URGENT, elle peut commencer QUAND ?

Évidemment, il y aura des retombées radioactives, ce qui est un comble vu la futilité des arguments qu'on m'a opposés, le manque de professionnalisme et l'irresponsabilité d'un pseudo-manager. Il viendra très courageusement avec des collègues un samedi matin puisque je ne travaille pas, demander ma tête à la DRH qui la leur refusera. De toutes façons en CDD, s'ils voulaient me virer ils pouvaient, mais en payant jusqu'à la fin jusqu'au dernier centime. De plus, la candidate ne risquait rien, elle était en poste et ne souhaitait que changer : il n'y avait qu'un petit enjeu pour elle. Mais combien de fois des femmes, toute dignité et justice bafouée ont dû se résigner, soit par obligation, par faiblesse aussi ou par manque de conscience de classe, ou encore parce qu'elle n'avaient pas les coudées franches, à trahir une des leurs, donc à se trahir elles-mêmes, et pour des raisons d'ego, mêmes pas justifiées professionnellement ?

Dans les services de ressources humaines des entreprises privées, comme par hasard, il y a une majorité écrasante de femmes juniors : parce que plus malléables, plus dociles, plus vulnérables, et ne pouvant que s'incliner devant une hiérarchie masculine ? Il y a des jours, j'en suis absolument convaincue. J'ai eu une amie féministe qui avait une inscription au-dessus de la porte d'entrée de son bureau ; cette inscription disait : "Si tu t'écrases, ils t'écraseront !". Autant que possible, il vaut mieux éviter de s'écraser devant certains comportements.

En ce moment, on entend sur toutes les ondes OSEO ANVAR faire sa publicité et confirmer l'annonce de Christian Estrosi de 300 millions d'euros à distribuer aux entreprises nécessiteuses : on peut s'étonner que la manne de 40 à 60 milliards d'euros annuels qui tombent ainsi sur les entreprises au titres d'aides et d'incitations diverses ne soient JAMAIS ASSORTIES de garanties de bonnes pratiques et de contreparties éthiques, notamment en matière de gestion de ressources humaines : parité hommes/femmes, pyramide des âges harmonieuse, accueil des handicapés et des français issus de l'immigration, traitement équitable à toutes les différences !

Deux liens complémentaires et indispensables sur le dossier des retraites trouvés chez le Collectif Les mots sont importants : un sur "Replacer le débat", entre autres sur les gains de productivités et le travail productif et heureux des retraités, et un second bien argumenté qui recadre les discriminations que subissent les femmes au travail

6 commentaires:

  1. bonjour,
    je suis saisie par ce témoignage hyper intéressant.
    je suis ingénieure, pourtant impliquée dans les actions pour l'égalité professionnelle, mais je n'imaginais pas tout ce qui se passait en amont. merci!

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  2. Ouf ! t'imagines comme tu as dû batailler ferme pour faire accepter cette candidate !!! Et encore, elle était seule à avoir le profil demandé si j'ai bien compris. C'est du délire ...

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  3. Passionnant ! Un vrai thriller ! N'empêche que tu as la chance insigne d'avoir une alliée en béton (la DRH) ce qui prouve à quel point la solidarité ca compte !

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  4. @ Gabrielle : J'ai bien peur que cela se passe désormais dans la clandestinité. On n'est plus au temps de Mad Men.
    @ Héloïse : Tout à fait d'accord, sa candidature se défendait toute seule, heureusement pour moi ; mais j'ai eu à défendre dans cette entreprise une candidature de technicien Bac+2 au Pré-développement dont le manager se targuait de ne recruter que des MBA des universités américaines, et une candidature de femme au Doc et Process qui m'a donné du fil à retordre. Et mes propositions de candidat-e-s n'ont pas toujours été couronnées de succès.
    @Euterpe : je n'ai pas à me plaindre, mes collègues femmes sont en général plutôt solidaires, voire "supportives".

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  5. Hypathie, j'admire votre persévérance face à cette situation. L'esprit corporate a quelque chose de profondément néfaste pour l'humain. Au delà de la jalousie à peine dissimulée de cet homme, il y a surement des considérations de budget à l'embauche. Pour que les tractations durent un mois, il faut pourtant bien que la jalousie soit de mise, bien majoritairement. Personnellement, je me serais arrêté bien rapidement face à l'argument du budget, même fallacieux... et c'est là que vous m'impressionnez.
    Je me suis éloigné autant que possible de ce monde corporate qui me répugne.

    J'admire aussi votre description du processus RH, très intéressant pour qui y a touché de loin ou de près.

    Il y a une phrase toutefois sur lequel j'apporte une grosse réserve. "On ne dénoncera jamais assez la cooptation mafieuse masculine dont nous faisons régulièrement les frais, parce qu'ils n'arrivent plus à penser, tellement ils sont consanguins !".
    Vous avez sans doute des raisons vécues de présenter les choses ainsi. Je trouve pourtant l'attaque trop franche.
    Il est vrai qu'il existe un réseau énorme et très actif pour certaines grandes écoles (françaises pour ce qui me concerne). Il y a bien sur un côté subjectif dans la cooptation qui peut pousser à présenter ses amis proches en premier. Au delà de ce copinage, il me semble que quelqu'un issu du même établissement est très à même de pouvoir juger de la formation et des méthodes de travail de quelqu'un de proche et cela peut-être rassurant. Est-ce que cela présente un avantage à l'embauche? Je n'en sais rien. Pour le moment mon réseau m'a au mieux servi à savoir qui embauche, pas à passer le filtre du recrutement. Outre les difficultés d'embauche des jeunes, je ne vois pas ce qui s'oppose à l'utilisation de ces réseaux de cooptation par les femmes.

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  6. @ Titiolus : Merci de votre commentaire ; alors que ce cas de recrutement est inscrit en lettres de feu dans ma mémoire, je ne me rappelle pas qu'il m'ait été opposé un quelconque argument de budget, et la façon dont l'affaire s'est conclue, il n'y a aucun doute qu'il s'agissait de l'essai de faire baisser le salaire d'une femme pour des raisons d'ego. J'en ai été la première surprise.
    "Au delà de ce copinage, il me semble que quelqu'un issu du même établissement est très à même de pouvoir juger de la formation et des méthodes de travail de quelqu'un de proche et cela peut-être rassurant" écrivez-vous, ce que je ne conteste pas : je sais aussi que les techniciens et ingénieurs ont besoin d'être rassurés tout le temps, mais désolée, ce n'est pas comme cela que marchent les ressources humaines. Je vous rappelle que nous sommes dans un service Recherche et développement, c'est à dire un service qui doit imaginer les objets de demain à 6 à 12 mois de délai AVANT la mise en fabrication, et que les concurrents font la même chose. Les "mêmes" c'est à dire : mâles, 28-32 ans, issus des mêmes classes sociales, sortant des mêmes "boîtes de prêt à penser", recrutés par cooptation sont précisément incapables de se sortir de leurs schémas mentaux pour imaginer de la nouveauté. Je les ai vus à l'oeuvre, à la fin de mon contrat, ils étaient abouliques ( de a privatif et volare, volonté) au sens clinique du terme ; c'était à qui ne prenait pas de risques, à qui ouvrait le plus grand parapluie, c'était en permanence le concours du plus grand consensuel, bref, c'était catastrophique. Ils n'arrivaient même plus à lancer une fabrication ! Quand aux réseaux de femmes, en admettant qu'on ne tombe pas dans le même travers, ce que ne je parierai pas évidemment, je vous rappelle que les femmes ne savent pas réseauter, qu'elles sont minoritaires, isolées, recrutées selon des critères virils, et que se maintenir dans des atmosphères brutales où il faut se renier soi-même pour "arriver", cela ne laisse pas beaucoup de temps pour faire autre chose, et en admettant qu'elles ne veuillent pas fuir, ce que beaucoup font. Je maintiens donc le qualificatif mafieux après cooptation : il s'agit bien de maintenir les intérêts d'un petit nombre, les "mêmes" au pouvoir et aux places au soleil.
    Mais bon, j'ai entendu l'autre jour dire sur Canal + Domenach (journaliste d'habitude plus inspiré) dire que la notion de "conflit d'intérêt" est une notion anglo-saxonne !!! Autant dire que la morale est une notion anglo-saxonne.

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